EXCLUSIF Dans
Repubblica, le dialogue avec François :"Repartir du Concile, s’ouvrir
à la culture moderne". L’entretien au Vatican après la lettre de Bergoglio
à Repubblica :"Essayer de vous convertir ? Le prosélytisme est
une pompeuse absurdité. Il faut se connaître et s’écouter les uns les
autres"par EUGENIO SCALFARI
Le Pape François me dit ceci :"Les maux les plus
graves qui affligent le monde aujourd’hui sont le chômage des jeunes et la
solitude dans laquelle sont abandonnés les vieillards. Les personnes âgées ont
besoin de soins et de compagnie ; les jeunes de travail et d’espérance,
mais ils n’ont ni l’un ni l’autre et, hélas, ils ne les recherchent même plus.
Ils ont été écrasés par le présent. Dites-moi : peut-on vivre écrasé par
le présent ? Sans mémoire du passé et sans désir de se projeter dans l’avenir
en construisant un projet, un avenir, une famille ? Peut-on continuer
ainsi ? Voilà, selon moi, le problème le plus urgent auquel l’Église est
confrontée."
Votre Sainteté, lui
dis-je, c’est avant tout un problème politique et économique qui concerne les
États, les gouvernements, les partis, les associations syndicales.
"Oui, vous avez raison, mais ce problème concerne aussi
l’Église, je dirai même surtout l’Église car cette situation ne blesse pas
seulement les corps, mais aussi les âmes. L’Église doit se sentir responsable
des âmes, comme des corps."
Votre Sainteté, vous
dites que l’Église doit se sentir responsable. Dois-je en déduire que l’Église
n’est pas consciente de ce problème et que vous souhaitez la sensibiliser ?
"Dans une large mesure, cette conscience existe mais ce
n’est pas encore suffisant. Je désire qu’elle soit plus forte. Ce n’est pas le
seul problème auquel nous soyons confrontés, mais c’est surement le plus urgent
et le plus dramatique"
La rencontre avec le Pape François a eu lieu mardi dernier
chez lui, à la résidence Santa-Marta, dans une pièce minuscule meublée d’une
table et de cinq ou six chaises, avec pour tout ornement un tableau accroché au
mur. L’entretien avait été précédé d’un appel téléphonique que, de ma vie, je n’oublierai
jamais.
Il était deux heures et demie de l’après-midi. Mon téléphone
sonne et la voix de ma secrétaire, au comble de l’agitation, me dit :"J’ai
le Pape en ligne, je vous le passe tout de suite."
Je demeure sans voix tandis que celle de Sa Votre Sainteté, à
l’autre bout du fil dit : "Bonjour, je suis le Pape
François."Bonjour, Votre Sainteté — dis-je — en ajoutant aussitôt :
Je suis bouleversé, je ne m’attendais pas à ce que vous m’appeliez.
"Pourquoi bouleversé ? Vous m’avez écrit une
lettre en demandant à faire ma connaissance. Ce désir étant réciproque, je vous
appelle pour fixer un rendez-vous. Voyons mon agenda : mercredi, je suis
pris, lundi aussi, seriez vous libre mardi ?". Je lui réponds :
c’est parfait.
"L’horaire n’est pas des plus pratiques, à 15 heures,
cela vous va ? Sans cela, je vous propose une autre date"
Votre Sainteté, l’heure me convient. "Alors, nous
sommes d’accord : mardi 24 à 15 heures. A Santa-Marta. Il vous
faudra rentrer par la porte du Saint-Office."
Je ne sais comment clore l’appel et me hasarde à lui
demander : puis-je vous donner une accolade par téléphone."Mais oui,
certainement, et je fais de même, en attendant de pouvoir nous saluer ainsi
personnellement. A bientôt"
Me voici arrivé. Le Pape entre et me serre la main, nous nous
asseyons. Le Pape sourit et me dit : "Certains de mes collaborateurs
qui vous connaissent m’ont averti que vous allez essayer de me convertir."
A ce trait d’esprit,
je réponds : mes amis vous prêtent la même intention à mon endroit.
Il sourit et répond :"Le prosélytisme est une
pompeuse absurdité, cela n’a aucun sens. Il faut savoir se connaître, s’écouter
les uns les autres et faire grandir la connaissance du monde qui nous entoure.
Il m’arrive qu’après une rencontre j’ai envie d’en avoir un autre car de
nouvelles idées ont vu le jour et de nouveaux besoins s’imposent. C’est cela
qui est important : se connaître, s’écouter, élargir le cercle des pensée.
Le monde est parcouru de routes qui rapprochent et éloignent, mais l’important
c’est qu’elles conduisent vers le Bien"
Votre Sainteté, existe-t-il une vision unique du Bien ? Et qui en
décide ?
"Tout être humain possède sa propre vision du Bien,
mais aussi du Mal. Notre tâche est de l’inciter à suivre la voie tracée par ce
qu’il estime être le Bien."
Votre Sainteté,
vous-même l’aviez écrit dans une lettre que vous m’avez adressée. La conscience
est autonome, disiez-vous, et chacun doit obéir à sa conscience. A mon avis, c’est
l’une des paroles les plus courageuses qu’un Pape ait prononcée.
"Et je suis prêt à la répéter. Chacun à sa propre
conception du Bien et du Mal et chacun doit choisir et suivre le Bien et
combattre le Mal selon l’idée qu’il s’en fait. Il suffirait de cela pour vivre
dans un monde meilleur."
L’Église s’emploie-t-elle à cela ?

"Oui, nos missions poursuivent ce but : repérer
les besoins matériels et immatériels des personnes et chercher à les satisfaire
comme nous le pouvons. Vous savez ce qu’est l''agapé' ?".
Oui, je le sais.
"C’est l’amour pour les autres, tel que Notre Seigneur
l’a enseigné. Ce n’est pas du prosélytisme, c’est de l’amour. L’amour pour
autrui, qui est le levain du bien commun".
Aime ton prochain
comme toi-même.
"Oui, c’est exactement cela."
Jésus prêchait que l’agapé,
l’amour pour les autres, est la seule façon d’aimer Dieu. Corrigez-moi si je me
trompe.
"Non, c’est bien cela. Le Fils de Dieu s’est incarné
pour faire pénétrer dans l’âme des hommes le sentiment de la fraternité. Tous
les frères et tous les enfants de Dieu. Abbà, ainsi qu’il appelait le Père. Je
suis la Voie, disait-il. Suivez-moi et vous trouverez le Père et vous serez
tous ses enfants et il se complaira en vous. L’agapé, l’amour de chacun de nous
pour tous les autres, des plus proches aux plus lointains, est justement la
seule manière que Jésus nous a indiquée pour trouver la voie du salut et des
Béatitudes."
Toutefois, l’exhortation
de Jésus, nous le rappelions tout à l’heure, est que l’amour pour le prochain
doit être égal à celui que nous avons pour nous-mêmes. Par conséquent, ce que l’on
a coutume d’appeler le narcissisme est reconnu comme valable, positif, au même
titre que l’autre. Nous avons longuement discuté de cette question.
"Je n’aime pas — disait le Pape — le mot narcissisme,
qui indique un amour sans bornes pour soi-même qui ne convient pas parce qu’il
peut produire de très graves dommages non seulement dans l’âme de celui qui en
est atteint, mais aussi dans la relation avec les autres et avec la société. Le
vrai problème c’est que ceux sont touchés par cette affection, qui est en
quelque sorte un trouble mental, sont généralement les personnes qui détiennent
le plus de pouvoir. Les dirigeants sont bien souvent des Narcisses."
Maints dirigeants au
sein de l’Église l’ont été eux aussi.
"Vous savez ce que j’en pense ? Les dirigeants de
l’Église ont été souvent des narcisses en proie aux flatteries et aux coups d’aiguillons
de leurs propres courtisans. L’esprit de cour est la lèpre de la papauté."
La lèpre de la
papauté, c’est bien l’expression utilisée par vous. Mais quelle est cette cour ?
Faites-vous allusion à la Curie ? ai-je demandé.
"Non, il peut y avoir parfois des courtisans dans la
Curie, mais la Curie dans son ensemble, ce n’est pas cela. Elle correspond à ce
que l’on a coutume d’appeler l’intendance dans une armée. En tant que telle,
elle gère les services dont le Saint-Siège a besoin, mais elle a un défaut :
elle est 'vaticano-centrée'. Elle voit et suit les intérêts du Vatican, qui
sont encore en majorité des intérêts temporels. Cette vision axée sur le
Vatican néglige le monde qui nous entoure. Je ne partage pas cette vision et je
ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour la modifier. L’Église est ou doit
redevenir une communauté du peuple de Dieu et les religieux, les curés, les
Évêques ayant charge d’âmes sont au service du peuple de Dieu. L’Église c’est
cela. Il ne faut pas confondre l’appellation avec celle du Saint-Siège, dont la
fonction est importante, certes, mais qui est au service de l’Église. Je n’aurais
pu avoir pleinement foi en Dieu et en son Fils si je n’avais pas été formé au
sein de l’Église et j’ai eu la chance de me trouver, en Argentine, au sein d’une
communauté sans laquelle je n’aurais jamais pris conscience de ce que j’étais
et de ma foi."
Votre vocation est-elle née en vous lorsque vous étiez jeune ?
"Non, pas très jeune. Ma famille me destinait à un
métier, pour travailler et gagner un peu d’argent. J’allai à l’Université. J’eus
à cette époque une enseignante pour laquelle j’éprouvai du respect et de l’amitié.
C’était une fervente communiste. Souvent, elle me lisait ou me donnait à lire
des textes du Parti communiste. C’est ainsi que je me familiarisai également
avec cette conception très matérialiste. Je me souviens qu’elle me procura
aussi le communiqué des communistes américains en faveur des époux Rosenberg,
après leur condamnation à mort. La femme dont je viens de vous parler a été
arrêtée, torturée et assassinée par la dictature qui était alors au pouvoir en
Argentine."
Le communisme vous avait-il séduit ?
"Son matérialisme n’eut pas prise sur moi. Mais l’avoir
abordé par l’intermédiaire d’une personne courageuse et honnête m’a été utile
et j’ai compris certaines choses, notamment une dimension sociale que je
retrouvai par ailleurs dans la doctrine sociale de l’Église."
La théologie de la libération,
qui a été excommuniée par le Pape Wojtyla, était assez répandue en Amérique
latine.
"Oui, bon nombre de ses représentants étaient des
Argentins."
Estimez-vous que le Pape ait eu raison de les combattre ?
"Il est certain qu’ils prolongeaient la théologie qu’ils
professaient dans la sphère politique, mais nombre d’entre eux étaient des
croyants qui avaient une haute idée de la notion d’humanité."
Votre Sainteté ;
me permettez-vous de vous dire à mon tour quelque chose de ma formation
culturelle ? J’ai été élevé par une mère très catholique. A 12 ans, j’ai
même gagné un concours de catéchisme entre toutes les paroisses de Rome et à
cette occasion le Vicariat m’a remis un prix. Je communiais chaque premier
vendredi du mois, bref, j’étais croyant et pratiquant. Mais tout a changé
pendant mes études secondaires. Au lycée, je lus entre autres textes de
philosophie qui étaient au programme, le "Discours de la méthode" de
Descartes et je fus frappé par la phrase que nous connaissons bien "Je
pense, donc je suis." Le"je"devint ainsi la base de l’existence
humaine, le siège autonome de la pensée.
"Descartes n’a cependant jamais renié la foi du Dieu
transcendant"
C’est vrai, mais il
avait jeté le fondement d’une vision complètement différente. J’empruntai ce
parcours et, corroboré par d’autres lectures, parvins dans les contrées où je
me trouve aujourd’hui.
"Cependant, si j’ai bien compris, vous êtes non-croyant
mais pas anticlérical. Ce sont deux choses bien différentes."
C’est vrai, je ne suis
pas anticlérical, mais je le deviens quand je rencontre un tenant du
cléricalisme.
Il me sourit et me répond :"Cela m’arrive aussi,
lorsque j’en ai un devant moi et je deviens soudain anticlérical. Le
cléricalisme ne devrait rien avoir à faire avec le christianisme. Saint Paul
fut le premier à s’adresser aux Gentils, aux païens, aux croyants d’autres
religions ; il fut le premier à nous enseigner cela."
Puis-je vous demander,
Votre Sainteté, quels sont les saints que vous ressentez comme les plus proches
de votre âme, ceux sur lesquels s’est formée votre expérience religieuse ?
"Saint-Paul est celui qui a précisé les fondements de
notre religion et de notre crédo. Sans lui, nous ne saurions être des chrétiens
conscients. Il a traduit la prédication du Christ en une structure doctrinaire
qui, même après les mises à jour successives des penseurs, théologiens et
pasteurs d’âmes, a résisté et résiste toujours, depuis deux mille ans. Et puis
Augustin, Benoît et Thomas et Ignace. Et naturellement François. AI-je besoin d’expliquer
pourquoi ?"
François — qu’il me soit permis d’appeler ainsi le Pape
puisque lui-même semble nous y inviter, par sa façon de parler, de sourire, par
ses exclamations de surprise ou d’assentiment — me regarde comme pour m’encourager
à poser enfin des questions plus audacieuses et embarrassantes pour celui qui
dirige l’Église. De sorte que je l’interroge :
De Paul, vous avez
expliqué l’importance et le rôle, mais de tous les saints que vous avez nommés,
j’aimerais connaître celui qui est le plus proche de votre âme ?
"Vous me demandez un classement mais les classements
sont faciles à faire si l’on parle de sport ou d’affaires similaires. Je
pourrais tout au plus vous énumérer les meilleurs footballers argentins. Mais
pour les Saints…"
Vous connaissez le
proverbe "Scherza coi fanti ma lascia stare i santi" qui invite à ne
pas plaisanter sur des choses sérieuses ?
"Justement. Je ne veux toutefois éluder votre question,
car vous ne m’avez pas demandé un classement sur leur importance culturelle et
religieuse, mais sur la proximité avec mon âme. Alors, je dis : Augustin
et François."
Pas Ignace, qui est le fondateur de l’Ordre auquel vous appartenez ?
"Ignace, pour des raisons évidentes, est celui que je
connais le mieux. Il a fondé notre Ordre. Je vous rappelle que Carlo Maria
Martini, que vous et moi apprécions beaucoup, en provenait lui aussi. Les
jésuites ont été et demeurent le levain — pas le seul, mais sans doute le plus
efficace — de la catholicité : culture, enseignement, témoignage
missionnaire, fidélité au Saint-Pontife. Mais Ignace, fondateur de la Compagnie
de Jésus, était aussi un réformateur et un mystique. Surtout un mystique."
Et vous pensez que les
mystiques ont joué un rôle important pour l’Église ?
"Un rôle fondamental. Une religion sans mystiques est
une philosophie."
Avez-vous une vocation mystique ?
"Quel est votre avis sur la question."
Il me semble que non.
"Et vous avez probablement raison. J’adore les
mystiques ; Saint François lui-même, dans bien des aspects de sa vie, en
fut un mais je ne crois pas avoir personnellement cette vocation. Encore
faut-il s’entendre sur la signification profonde du terme. Le mystique réussit à
se dévêtir du faire, des faits, des objectifs et même de la pastorale
missionnaire pour s’élever, jusqu’à atteindre la communion avec les Béatitudes.
De brefs moments qui cependant remplissent toute une vie."
Cela vous est-il jamais arrivé ?

"Rarement. Par exemple, quand le Conclave m’a élu Pape.
Avant d’accepter, je demandai la permission de me retirer quelques minutes dans
la pièce adjacente à celle du balcon qui donne sur la place. Ma tête était
totalement vide et j’étais envahi par l’angoisse. Pour la dissiper et me
détendre, je fermai les yeux et je demeurai sans aucune pensée, pas même celle
de refuser la charge, comme le permettrait la procédure liturgique. A un
certain moment, une grande lumière m’envahit, qui dura un bref instant, mais me
parut infiniment long. Puis la lumière disparut et je me levai d’un bond pour
me diriger vers la pièce où m’attendaient les cardinaux et la table sur
laquelle reposait l’acte d’acceptation. J’y apposai ma signature, le cardinal
camerlingue le contresigna, puis nous sortîmes et l''Habemus Papam' fut
prononcé."
Nous demeurâmes un peu en silence, puis je dis :
Nous parlions des
saints qui vous sont proches et nous en étions restés à Augustin. Voulez vous
me dire pourquoi vous le sentez très proche de vous ?
"Pour mon prédécesseur aussi, Saint Augustin est un
point de référence. Ce saint, dont la vie a été marquée par de nombreuses
vicissitudes, a modifié plusieurs fois sa position doctrinaire. Il a prononcé
des paroles très dures à l’égard des juifs, que je n’ai jamais approuvées. Il a
écrit de nombreux livres et l’œuvre qui me semble la plus révélatrice de son
intimité intellectuelle et spirituelle ce sont les 'Confessions', qui
contiennent aussi des manifestations de mysticisme mais, contrairement à ce que
d’aucuns soutiennent, il n’est pas du tout l’héritier de Paul. Il voit l’Église
et la foi de manière profondément différente de celui-ci, peut-être aussi parce
que quatre siècles se sont écoulés entre l’un et l’autre."
Quelle est cette différence, Votre Sainteté ?
"Elle tient pour moi à deux aspects, qui sont essentiels.
Augustin se sent impuissant face à l’immensité de Dieu et aux devoirs qui
incombent au chrétien et à l’Évêque qu’il est. Il ne le fut absolument pas dans
les faits, et pourtant il estimait en toute situation être au-dessous de ce qu’il
voulait ou devait faire. Et puis la grâce dispensée par le Seigneur comme
élément fondateur de la foi. De la vie. Du sens de la vie. Celui qui n’est pas
touché par la grâce aura beau être sans peur et sans reproche, comme on dit, il
ne sera jamais comme une personne touchée par la grâce. Telle est l’intuition d’Augustin."
Vous sentez-vous touché par la grâce ?
"Cela, personne ne peut le savoir. La grâce ne fait pas
partie de la conscience ; elle est la quantité de lumière que nous avons
dans l’âme, elle n’est pas faite de sagesse, ni de raison. Vous-même,
totalement à votre insu, pourriez être touché par la grâce."
Sans la foi ? Moi, un non-croyant ?
"La grâce intéresse l’âme."
Je ne crois pas dans l’âme.
"Vous n’y croyez pas mais vous en avez une."
Votre Sainteté, nous
avions dit que vous n’aviez guère l’intention de me convertir, d’ailleurs je
crois que vous n’y arriveriez pas.
"Cela, personne ne peut le savoir mais il est vrai, en
tout cas, je n’en ai pas l’intention."
Et François ?
"Il est grand parce qu’il est tout à la fois. Homme qui
veut faire, qui veut construire, qui fonde un Ordre est sa règle, qui est
itinérant et missionnaire, qui est poète et prophète, qui est un mystique. Il a
constaté le mal sur lui-même et il en est sorti, il aime la nature, les
animaux, le brun d’herbe dans le pré, les oiseaux qui volent dans le ciel, mais
surtout, il aime les personnes, les enfants, les vieillards, les femmes. Il est
l’exemple le plus lumineux de l’agapé dont nous parlions tout à l’heure."
Vous avez raison, Votre
Sainteté, la description est parfaite. Mais pourquoi aucun de vos prédécesseurs
n’a-t-il jamais choisi ce nom ? Et en toute probabilité, selon moi, aucun
de vos successeurs ?
"Sur ce dernier point, ne préjugeons pas de l’avenir. C’est
vrai, avant moi, personne ne l’avait choisi. Nous touchons ici au cœur du
problème. Vous voulez boire quelque chose ?"
Merci, peut-être un verre d’eau.
Il se lève, ouvre la porte et prie un collaborateur qui se
trouve à l’entrée d’apporter deux verres d’eau. Il me demande si je souhaite
boire un café. Je réponds par la négative. La carafe d’eau arrive. A la fin de
notre conversation, mon verre sera vide, mais il n’aura pas touché au sien. Il
s’éclaircit la voix et poursuit.
"François voulait un ordre mendiant qui fût aussi
itinérant. Des missionnaires à la recherche d’occasions pour rencontrer,
écouter, dialoguer, aider, répandre la foi et l’amour. Surtout l’amour. Il
avait ce rêve d’une Église pauvre, qui aurait soin des gens, qui recevrait des
aides matérielles et les utiliserait pour soutenir les autres, sans se soucier
d’elle même. Huit cents ans se sont écoulés depuis et les temps ont changé,
mais l’idéal d’une Église missionnaire et pauvre reste plus que fondée. C’est
bien l’Église qu’ont prêchée Jésus et ses disciples."
Vous les chrétiens,
êtes devenus une minorité. Même en Italie, ce pays désigné comme le 'jardin du
Pape', les catholiques pratiquants comptent pour 8 à 15 pour cent de la
population, d’après les sondages, et les catholiques qui se déclarent tels mais
ne pratiquent pas représentent à peine 20 pour cent. Il y a un milliard de
catholiques et plus dans le monde et, avec les autres Églises chrétiennes, vous
dépassez le milliard et demie, mais la planète est peuplée de 6 — 7 milliards
de personnes. Vous êtes nombreux, certes, particulièrement en Afrique et en
Amérique latine, mais néanmoins en minorité.
"Nous l’avons toujours été, mais le thème d’aujourd’hui
est autre. Personnellement, je pense qu’être une minorité est même une force.
Nous devons être un levain de vie et d’amour et le levain est une quantité
infiniment plus petite que la masse de fruits, de fleurs et d’arbres qui
naissent de ce levain. Il me semble avoir déjà dit au début de nos propos que
notre objectif n’est pas le prosélytisme mais l’écoute des besoins, des vœux,
des illusions perdues, du désespoir, de l’espérance. Nous devons rendre espoir
aux jeunes, aider les vieux, nous tourner vers l’avenir, répandre l’amour.
Pauvres parmi les pauvres. Nous devons ouvrir la porte aux exclus et prêcher la
paix. Le Concile Vatican II, inspiré par le Pape Jean et par Paul VI, a décidé
de regarder l’avenir dans un esprit moderne et de s’ouvrir à la culture
moderne. Les pères conciliaires savaient que cette ouverture à la culture
moderne était synonyme d’œcuménisme religieux et de dialogue avec les
non-croyants. Après eux, on fit bien peu dans cette direction. J’ai l’humilité
et l’ambition de vouloir le faire."
D’autant que — me
permettrai-je d’ajouter — la société moderne, partout dans le monde, traverse
en ce moment une crise profonde qui touche l’économie, certes, mais aussi la
sphère sociale et spirituelle. Au début de notre rencontre, vous avez décrit
une génération écrasée par le présent. Nous aussi, non-croyants nous ressentons
cette souffrance presque anthropologique. Pour cela, nous voulons dialoguer
avec les croyants et avec leur représentant le meilleur.
" Je ne sais si je suis le meilleur de ses
représentants, mais la Providence m’a placé à la tête de l’Église et du Diocèse
de Pierre. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour remplir le mandat qui m’a
été confié."
Jésus, vous l’avez
rappelé, a dit ; aime ton prochain comme toi-même. Pensez-vous que ce
précepte soit devenu réalité ?
"Hélas, non. L’égoïsme a augmenté et l’amour envers les
autres a diminué."
C’est donc l’objectif
qui nous réunit : atteindre au moins la même courbe d’intensité pour ces
deux versants de l’amour. Votre Église est-elle préparée et équipée pour
accomplir cette tâche ?
"Comment voyez-vous la chose ?".
Je pense que l’amour
pour le pouvoir temporel est encore plus fort entre les murs du Vatican et dans
la structure institutionnelle de toute l’Église. Je pense que l’Institution
prédomine sur l’Église pauvre et missionnaire que vous appelez de vos vœux.
"Effectivement, il en est ainsi et, dans ce domaine, il
n’y a pas de miracle. Je vous rappelle que François lui-même, à son époque, dut
négocier longuement avec la hiérarchie romaine et avec le Pape pour faire
reconnaître la règle de son Ordre. Finalement, il obtint gain de cause au prix
de vastes compromis."
Devrez-vous suivre la même voie ?
"Je ne suis pas François d’Assise et je n’ai ni sa
force ni sa sainteté. Mais je suis l’Évêque de Rome et le Pape du monde
catholique. J’ai décidé comme première chose de nommer un groupe de huit
cardinaux pour former mon conseil. Pas de courtisans, mais des personnalités
sages et animées des mêmes sentiments que les miens. C’est l’amorce d’une
Église qui ne fonctionne pas seulement selon une hiérarchie verticale, mais
aussi horizontalement. Quand le Cardinal Martini en parlait en mettant l’accent
sur les Conciles et les Synodes, il savait pertinemment combien ce chemin était
long et difficile à parcourir. Avec prudence, mais fermeté et ténacité."
Et la politique ?
"Pourquoi posez-vous la question ? Je vous ai déjà
dit que l’Église ne s’occupera pas de politique."
Cependant, il y a
quelques jours, vous avez adressé un appel pour inviter les catholiques à s’engager
au plan civil et politique.
"Je ne me suis pas adressé uniquement aux catholiques
mais à tous les hommes de bonne volonté. J’ai dit que la politique est la
première des activités civiles et qu’elle a son propre champ d’action, qui n’est
pas celui de la religion. Les institutions politiques sont laïques par
définition et opèrent dans des domaines indépendants. Mes prédécesseurs, depuis
déjà de nombreuses années, n’ont cessé de le dire, chacun à sa manière. Je
crois que les catholiques engagés dans la politique portent en eux les valeurs
de la religion avec toute la maturité de conscience et les compétences
nécessaires pour les mettre en œuvre. L’Église ne franchira jamais les limites
de sa tâche, qui est d’exprimer et de communiquer ses valeurs — du moins tant
que j’y serai."
Mais l’Église n’a pas
toujours agi ainsi.
"En réalité, presque jamais. Très souvent l’Église en
tant qu’institution a été dominée par l’attachement au pouvoir temporel et de
nombreux représentants et hautes personnalités catholiques voient encore les
choses ainsi. A mon tour, maintenant, de vous poser une question : vous,
laïc, qui ne croyez pas en Dieu, en quoi croyez-vous ? Vous êtes un
écrivain et un penseur. Vous croyez sûrement en quelque chose, vous avez
sûrement des valeurs dominantes. Ne me répondez pas par des mots comme
honnêteté, recherche, vision du bien commun, qui sont autant de principes et de
valeurs essentiels. Non ce n’est pas le sens de ma question. Je vous demande ce
que vous pensez de l’essence du monde, ou plutôt, de l’univers. Vous vous êtes
sans doute demandé, comme tout le monde, qui nous sommes, d’où nous venons, où
nous allons. Un enfant se pose déjà ces questions. Et vous ?"
Je vous suis
reconnaissant de m’avoir posé la question. Voici ma réponse : je crois
dans l’Être, c’est-à-dire le tissu d’où jaillissent les formes, les Entités.
"Et moi, je crois en Dieu. Pas dans un Dieu catholique,
car il n’existe pas de Dieu catholique, il existe un Dieu. Et je crois en Jésus
Christ, son incarnation. Jésus est mon maître et mon pasteur, mais Dieu, le
Père, Abbà, est la lumière et le Créateur. Tel est mon Être. Dites-moi,
sommes-nous si éloignés l’un de l’autre ?"
Nous sommes éloignés
dans les pensées, mais semblables en tant que personnes, animées inconsciemment
de nos instincts qui se transforment en pulsions, en sentiments, en volonté, en
pensée et en raison. En cela, nous sommes semblables.
"Mais ce que vous appelez l’Être, pouvez vous me dire
comment vous le définissez en pensée ?"
L’Être est un tissu d’énergie.
Énergie chaotique mais indestructible et dans un état de chaos perpétuel. De
cette énergie émergent les formes quand l’énergie arrive au point d’explosion.
Les formes ont leurs propres lois, leurs champs magnétiques, leurs éléments
chimiques, qui se combinent de manière aléatoire, évoluent et enfin s’éteignent
mais leur énergie ne disparaît pas. L’homme est probablement le seul animal
doué d’une pensée, du moins sur notre planète et dans notre système solaire. J’ai
dit qu’il est animé d’instincts et de désirs mais j’ajoute qu’il porte en lui
une résonnance, un écho, une vocation de chaos.
"Bien. Je ne vous invitais pas à résumer votre
philosophie et ce que vous m’avez dit me suffit. J’observe pour ma part que
Dieu est lumière qui illumine les ténèbres même s’il ne les dissipe pas, et qu’une
étincelle de cette lumière divine est au-dedans de chacun d’entre nous. Dans la
lettre que je vous ai écrite, je me souviens vous avoir dit que notre espèce,
comme d’autres, s’éteindra mais la lumière de Dieu, elle, ne s’éteindra pas,
qui finalement envahira toutes les âmes et alors tout sera dans tous."
Oui, je m’en souviens
très bien ; vous avez écrit "toute la lumière sera dans toutes les
âmes" ce qui — si je puis me permettre — donne davantage l’idée de l’immanence
que de la transcendance.
"La transcendance demeure parce que cette lumière,
toute la lumière qui est dans tous, transcende l’univers et les espèces qui l’habitent
durant cette phase. Mais revenons au présent. Nous avons franchi un pas dans
notre dialogue. Nous avons constaté que dans la société et dans le monde où
nous vivons, l’égoïsme s’est développé beaucoup plus que l’amour pour les
autres et que les hommes de bonne volonté, chacun avec sa force et ses
compétences, doivent opérer pour que l’amour envers les autres augmente jusqu’à
égaler, voire dépasser l’amour envers soi-même."
Ici, la politique
entre en jeu.
"Sans aucun doute. Personnellement, je pense que ce que
l’on désigne par 'libéralisme sauvage’ ne fait que rendre plus forts les forts
tandis qu’il affaiblit les faibles et aggrave l’exclusion. Il faut une grande
liberté, une absence totale de discrimination, pas de démagogie et beaucoup d’amour.
Il faut des règles de comportement et aussi, au besoin, des interventions
directes de l’État, pour corriger les disparités les plus intolérables."
Votre Sainteté, vous
êtes certainement un homme de foi, touché par la grâce, animé de la volonté de
relancer une Église pastorale, missionnaire, régénérée et non attachée au
pouvoir temporel. Mais à bien vous écouter et pour autant que je puisse
comprendre, vous êtes et vous serez un Pape révolutionnaire. Pour moitié
jésuite et pour moitié disciple de François, un alliage qui ne s’était
peut-être jamais vu. Et puis, vous aimez "I Promessi Sposi" de
Manzoni, Holderlin, Leopardi et surtout Dostoevskij, le film"La
strada"et"Prova d’orchestra"de Fellini,"Roma città
aperta"de Rossellini et encore les films d’Aldo Fabrizi.
"Ces films me plaisent car
je les regardais avec mes parents, lorsque j’étais enfant."
Voilà. Puis-je vous
suggérer de voir deux films sortis depuis peu ? "Viva la
libertà" et le film d’Ettore Scola sur Fellini. Je suis certain qu’ils
vous plairont. À propos du pouvoir, lui dis-je, savez-vous qu’à vingt ans, j’ai
fait un mois et demie d’exercices spirituels chez les jésuites ? Les nazis
occupaient Rome et j’avais fui la conscription. Nous étions passibles de la
peine de mort. Les jésuites nous accueillirent à la condition que nous aurions
suivi les exercices spirituels pendant toute la durée de notre séjour chez eux.
Ainsi fut fait.
"Mais il est impossible de résister à un mois et demi d’exercices
spirituels", s’exclame-t-il stupéfait et amusé.
Je lui raconterai la
suite la prochaine fois. Nous nous saluons par une accolade. Nous franchissons
le court escalier qui mène vers le portail. Je prie le Pape de ne pas m’accompagner
mais il l’exclut d’un geste.
"Nous parlerons aussi du rôle des femmes dans l’Église.
Je vous rappelle que l’Église est un mot féminin."
Et nous parlerons
aussi, si vous le voulez bien, de Pascal. J’aimerais connaître votre pensée sur
cette grande âme.
"Transmettez à tous les membres de votre famille ma
bénédiction et demandez-leur de prier pour moi. Quant à vous, pensez à moi
souvent."
Nous nous serrons la
main et il reste debout, les deux doigts levés en signe de bénédiction. Je le
salue à travers la vitre. Le Pape François, c’est tout cela. Si l’Église
devient un jour ainsi qu’il la conçoit et qu’il la souhaite, une époque sera
décidément révolue.
Traduzione di
Isabelle Marbot-Bianchini